Roy Culpeper: inégalité et libéralisation économique

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L’augmentation de l’inégalité est un phénomène qui affecte plusieurs pays depuis les années 80, autant les pays industriels que ceux en voie de développement et les marchés émergents. De plus, certains pays sont devenus plus inégalitaires que d’autres. Ainsi, il est important de distinguer les facteurs qui sont entrés en jeu de façon universelle de ceux qui ont servi à retarder ou accentuer l’inégalité au niveau national. Cette dernière catégorie comprend, entre autres, les transferts de revenus, les régimes d’imposition progressistes et les politiques s’appliquant au marché de travail qui visent la création d’emploi bien rémunéré et le plein emploi. Néanmoins, le présent traitera de la première catégorie de facteurs : les facteurs universels.

Parmi les facteurs universels associés à la croissance de l’inégalité, il est évident que les politiques de libéralisation de l’économie ont joué un rôle clé. Plus particulièrement, les politiques de libéralisation financière et des marchés ont contribué grandement à l’augmentation de l’inégalité, et ont pris de l’expansion depuis les années 80 à travers le monde entier. Ces politiques ont d’abord pris leur expansion au sein des pays de l’OCDE, pour finalement s’étendre à tous les pays qui voulaient être perçus comme des participants sérieux au sein de l’économie mondialisée par le FMI, la Banque mondiale et le G20.

En ce qui concerne le secteur financier, les politiques de libéralisation et dérèglementation ont mené à une énorme croissance des revenus des entreprises (ex. : les profits des banques et autres institutions financières comme les fonds spéculatifs) et des individus (les financiers et les gestionnaires des sociétés financières). L’augmentation des revenus des individus a typiquement été faite sous forme de bonis et d’options d’achat d’actions plutôt que par l’augmentation de leur salaire. En conséquence, l’impact sur l’inégalité n’est pas entièrement comptabilisé comme étant une augmentation de revenus pour ce groupe, mais se reflète dans l’augmentation de leur richesse. La distribution de la richesse est plus inégalitaire que celle des revenus et est plus difficile à corroborer en raison de la disponibilité réduite de données. De plus, l’impact sur les revenus dans le secteur financier est très limité. Les financiers et les gestionnaires représentent seulement une petite proportion de la main-d'œuvre des banques et des sociétés financières. La majorité des employés comme les caissiers, les commis et les employés de soutien ont vu leurs emplois coupés et peu d’augmentation de salaire.

La dérèglementation financière a également mené à des risques moraux. L’innovation en matière de finances et l’augmentation des comportements risqués des banques et des financiers ont été des mises à sens unique. Aussi longtemps que la bulle financière continuait de gonfler, les banques et les financiers en bénéficiaient grandement. Lorsque la bulle a éclaté, et que le système financier entier risquait de s’effondrer, les gouvernements ont été obligés d’intervenir à un coût incroyable. (Contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, cette situation n’a pas été aussi prononcée au Canada, où aucune banque n’a eu à être sauvée financièrement. Par contre, il est clair que les grandes banques canadiennes sont trop grosses pour faire faillite et qu’advenant qu’une d’entre elles passe près d’être insolvable, elle aurait été rapidement sauvée par le gouvernement. Le risque moral sous-jacent est le même : les banques et les financiers peuvent continuer d’apprécier leurs grandes compensations tout en sachant qu’advenant le pire, le gouvernement canadien viendrait à leur rescousse.)

Finalement, les crises financières, comme celle que nous traversons, sont habituellement suivies de grandes récessions, et lorsque la reprise a lieu, c’est souvent une « reprise sans emploi ». Ainsi, l’impact de distribution négatif de la libéralisation financière doit non seulement prendre en considération les revenus d’une petite minorité dans le secteur financier, mais également les revenus et les emplois perdus qu’un grand nombre de travailleurs à revenus moyens ou revenus faibles suite à la crise financière.

Ces considérations viendraient appuyer l’imposition d’une taxe sur les transactions financières (TTF). Le monstrueux taux de rendement privé d’un nombre effarant de transactions financières (la négociation à haute fréquence par exemple) ajoute peu de valeur sociale tout en créant un potentiel de déficit social énorme. En taxant une partie des retombées, nous pourrions contribuer autant à la redistribution et une moins grande iniquité qu’à la génération de revenus pour protéger le public d’éventuels effondrements des marchés financiers. Il y a aujourd’hui un plus grand appétit pour l’idée des TTFs, particulièrement en Europe.

Toutefois, en fin de compte, il serait plus avantageux de réduire la portée de la spéculation et de la prise de risque au sein du secteur financier en augmentant la règlementation que de continuer à faire les affaires de la même façon avec des plans B et une taxe sur les transactions financières. Le secteur financier devrait être considéré comme un outil au service de l’économie « réelle », ou comme certains disent, que les finances devraient être « un bon serviteur plutôt qu’un mauvais maitre ». Une telle approche permettrait de s’attaquer à l’augmentation de l’inégalité à l’une de ses sources, au lieu d’accepter le statu quo et de chercher des remèdes et des filets de sécurité.

En ce qui concerne la libéralisation des échanges commerciaux, il y a des questions concernant le processus par lequel cette libéralisation est négociée, ainsi que la façon dont les impacts sont gérés. Premièrement, il est important d’admettre que la libéralisation des échanges commerciaux peut avoir un impact significatif sur l’emploi et les occasions d’affaires pour toutes les parties impliquées dans les accords commerciaux. Par contre, le diable est toujours dans les détails. Typiquement, les accords commerciaux font des gagnants et des perdants. Les gagnants, soit les entreprises et leurs travailleurs, trouvent de nouvelles occasions d’affaires dans des marchés étrangers qui étaient jusque-là inaccessibles ou restreints. Les perdants se rendent compte que leurs sources de revenus disparaissent soudainement au profit de la concurrence étrangère. Les accords commerciaux peuvent parfois être de bonnes nouvelles pour les consommateurs qui apprécient les prix moins élevés des produits étrangers, et parfois de mauvaises nouvelles si les prix augmentent si les producteurs étrangers réclament leurs droits par exemple.

Les accords commerciaux sont habituellement négociés plus souvent avec les gagnants que les perdants en tête. Néanmoins, si les négociateurs font bien leur travail, les avantages cumulés aux gagnants (que ce soit les producteurs ou les consommateurs) devraient être significativement plus importants que le coût que les perdants vont subir. En théorie, ceci devrait permettre aux gagnants de compenser les perdants. En pratique, cette compensation est rarement entreprise ou même contemplée (voir Rodrik 2010, chapitre 3). L’hypothèse est habituellement que les retombées provenant de nouvelles occasions d’affaires vont créer de nouveaux emplois qui seront disponibles à ceux qui ont malheureusement déplacé et qui ont eu l’initiative de les trouver.

Le résultat est que la libération des échanges commerciaux peut contribuer à la croissance de l’inégalité. Les gagnants profitent de revenus plus élevés et les perdants doivent se contenter de revenus moindres ou perdent leur emploi à moins qu’ils ne soient capables de profiter des occasions d’affaires créées par ces accords commerciaux.

Le problème avec le processus de négociation est qu’il est presque toujours entrepris à l’écart de la surveillance du public. Étant donné la nature cachée de ces négociations commerciales, il est ainsi normal qu’elles fonctionnent en faveur des gagnants et qu’elles écartent les perdants du processus. Un exemple courant est l’Accord économique et commercial global (AECG) actuellement négocié entre le Canada et l’Union européenne. Lorsque les parties se seront entendues sur l’accord final, il sera déposé au Parlement afin d’être entériné. Habituellement, cette entente est présentée par le gouvernement en place comme étant la meilleure entente pour le Canada. À partir de ce moment, les parlementaires et le public n’ont plus la capacité d’avoir un impact sur l’entente.

Il serait beaucoup plus démocratique si le gouvernement du Canada était plus transparent et ouvert à propos des négociations commerciales en cours ou envisagées. Le gouvernement devrait clairement exposer ce qu’il souhaite accomplir, quels secteurs et régions pourraient être exposés à des risques et comment ils seraient dédommagés une fois que l’accord serait en vigueur. Ceci ne trouverait certainement pas preneur au sein d’une bureaucratie qui existe essentiellement pour aider ceux qui désirent étendre leurs marchés à l’étranger et non les industries nationales qui auront à s’ajuster à de nouveaux concurrents et de nouvelles règles ou périr. Mais il est crucial de rendre les gouvernements plus transparents et redevables pour les décisions qu’ils prennent en matière de commerce international, vraisemblablement avec les intérêts fondamentaux de tous les Canadiens en tête.

Roy Culpeper est l'ancien président de l'Institut Nord-Sud.