John Stapleton: Le joueur de baseball, le policier, le concierge et l’assisté social

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À qui se compare-t-on quand on veut réduire l’inégalité?

Le 6 juin 2012, John Sewell, ancien maire de Toronto, et le député conservateur Peter Shurman ont eu l’échange suivant pendant une séance du Comité permanent des finances et des affaires économiques de l’Ontario, qui étudiait le projet de loi (55) relatif au budget provincial [Traduction]:

M. Peter Shurman : Merci, M. Sewell. Je vous remercie de votre exposé. J’aimerais avoir une définition plus précise de ce que le terme « inégalité » signifie pour vous. Dans un monde parfait, est-ce que tous les gens gagnent autant d’argent?

M. John Sewell : Non, pas du tout. J’essaie seulement de réduire l’inégalité.

M. Peter Shurman : Pouvez-vous en fournir une définition plus précise, afin que je puisse mieux comprendre?

M. John Sewell : Très bien. Ce que je veux dire, et c’est vraiment très simple, c’est que ce serait bien si [les députés provinciaux] ne recevaient pas plus de cinq fois le revenu moyen des personnes au bas tout à fait de l’échelle sociale… Vous devez vous rappeler que, quand j’ai grandi, quand j’étudiais – à l’université, juste en face de l’endroit où nous sommes –, les inégalités économiques dans la société étaient beaucoup moins grandes qu’à l’heure actuelle. En fait, si l’on comparait le groupe des 20 % de gens au sommet de l’échelle sociale à celui des 20 % de gens au bas de l’échelle sociale, le revenu des gens du groupe supérieur était seulement quatre ou cinq fois plus élevé que celui des gens de la tranche inférieure. Aujourd’hui, c’est à peu près huit ou neuf fois plus. Il faut réduire cet écart. C’est la seule façon d’améliorer la société.

M. Peter Shurman : C’est intéressant, parce que je crois que vous et moi avons grandi à la même époque. J’ai grandi dans une famille relativement modeste. Je dirais même pauvre, sans trop risquer de me tromper. Maintenant, je ne suis ni riche ni pauvre. Qui ne risque rien n’a rien. Que pensez-vous de ce proverbe?

M. John Sewell : Je ne le conteste pas.

Le mouvement Occupy Wall Street a réussi à faire de l’inégalité des revenus un enjeu public. Nous savons presque tous maintenant que les riches continuent de s’enrichir, que la classe moyenne stagne et que les pauvres s’appauvrissent.

Ceux d’entre nous qui étudient l’histoire savent que l’inégalité extrême des revenus donne lieu à des aberrations – par la concentration de richesses prodigieuses chez quelques privilégiés, pendant que des millions de gens côtoient la famine, que ce soit dans la Chine impériale, la Russie tsariste ou l’Angleterre au début de la révolution industrielle. L’histoire est-elle en train de se répéter? Que pouvons-nous faire, du point de vue des politiques publiques, pour mettre fin à cette dérive?

C’est difficile de parler de l’égalité des revenus, parce qu’il s’agit d’une notion abstraite qui a une connotation négative. Ce n’est pas un enjeu concret comme l’itinérance, pour laquelle il existe des solutions concrètes, comme des logements supervisés. La solution de l’inégalité, ce n’est pas de faire en sorte que « tout le monde ait le même revenu », comme en conviennent MM. Sherman et Sewell. Il faut plutôt réduire l’inégalité. Or, personne ne connaît la formule magique pour déterminer dans quelle mesure il faut la réduire.

Ed Schreyer, ancien premier ministre du Manitoba et ancien gouverneur général, a peut-être été le premier dirigeant public qui a proposé la « solution des échelles de rémunération » au problème de l’inégalité. Pendant les années 1970, il a affirmé qu’un dirigeant d’entreprise ne devrait pas gagner plus de deux fois et demie le salaire d’un travailleur . Toutefois, dans les décennies qui ont suivi, les dirigeants d’entreprise ont creusé davantage le fossé, et ils font aujourd’hui 10, 20, 30, 100, 1 000 fois plus que le travailleur moyen. Par exemple, le chef de la direction d’Apple, Tim Cook, gagne 378 millions de dollars par année , soit environ 1,1 million de dollars par jour.

Pour M. Sewell, un exemple simple de la solution des échelles de rémunération consistait à réduire le salaire d’un député à un maximum de cinq fois ce que reçoivent les gens « au bas de l’échelle des revenus ». Lors de la comparution de M. Sewell devant le comité parlementaire, un autre député a murmuré que ce serait peut-être intéressant de gagner autant qu’un policier débutant. Il ne s’agissait pas d’un commentaire officiel, bien sûr. Mais cela nous rappelle le point que M. Sherman voulait faire valoir. Un policier débutant, en comptant les heures supplémentaires, gagnera plus de 75 000 $, peut-être plus qu’un député, selon la formule d’égalité proposée par M. Sewell.

Peu de gens croient qu’une seule échelle salariale puisse tenir compte de toutes les catégories de travail et de tous les types de rémunération. De plus, les opinions, les antécédents, le travail, la famille, la célébrité, les études, le risque, les récompenses et les choix personnels entrent tous dans la cacophonie des échelles utilisées pour déterminer la valeur de notre travail.

Or, le député se compare à un policier, c’est-à-dire un autre agent de l’État, quelqu’un qui fait partie de son cadre de référence. Tout le monde le fait. Quand on veut réduire l’inégalité, on se compare à d’autres travailleurs compris dans un cadre de référence que l’on peut comprendre.

Voici un autre exemple. Dans une conversation que j’ai entendue récemment, un homme d’âge moyen déplorait l’incapacité du conseil municipal de Toronto de réduire de moitié les salaires des concierges et de les ramener de 23 $ à environ 11,50 $ l’heure. Il a ensuite vanté avec fierté de quelle façon une équipe sportive de Toronto avait réussi à attirer une vedette du baseball en lui offrant 14 millions de dollars par année.

Le joueur de baseball gagnera 312 fois plus que le salaire horaire de 23 $ du concierge. Le multiple serait de 624 avec un salaire horaire de 11,50 $. Aurais-je dû m’immiscer dans la conversation pour demander à cet homme comment il pouvait justifier qu’un athlète professionnel reçoive 624 fois le salaire d’une personne qui veille à la salubrité des bâtiments publics? Bien sûr que non, parce que je ne sais pas combien un joueur de baseball devrait gagner, par rapport à un concierge. Je sais que 624 fois, c’est beaucoup trop, mais je ne sais pas où fixer la limite.

La plupart des gens ne se comparent pas aux joueurs de baseball ou de hockey, ou encore à des dirigeants d’entreprise. Mais ils peuvent se comparer à un concierge ou à un policier débutant. Les athlètes professionnels et les dirigeants d’entreprise appartiennent à une catégorie de rémunération qui nous est tout à fait étrangère.

Le débat sur la proportionnalité de la rémunération se résume toujours à des comparaisons avec des personnes que nous connaissons. Un déséquilibre qui devient trop prononcé dans un groupe peut déjà causer des problèmes, mais pas toujours avec d’autres groupes. La proportionnalité du revenu n’est un moyen efficace de proposer des solutions à l’inégalité, parce qu’elle ne tient pas compte des attitudes à cet égard. L’inégalité est une notion abstraite négative à laquelle ne correspond aucune solution absolue. C’est donc un terrain politique très instable.

Le groupe des 1 % de gens qui gagnent le moins d’argent : les assistés sociaux célibataires

Voici un exemple d’inégalité très explicite : les assistés sociaux célibataires, c’est-à-dire le groupe des 1 % de gens qui ont les revenus les plus bas . Peu d’entre nous peuvent se comparer aux assistés sociaux. Nous faisons partie de groupes différents. C’est peut-être pour cette raison d’ailleurs que, comme les joueurs de baseball et les dirigeants d’entreprise qui peuvent rafler des salaires stratosphériques sans soulever l’indignation, les salaires des gagne-petit peuvent continuer de fondre sans déclencher de grands débats.

En juin 2012, trois ans après la plus grande récession depuis la Grande Crise, 158 000 hommes et femmes célibataires (1,1 % des Ontariens) touchaient des prestations d’assistance sociale (programme Ontario au travail), soit 65 % de plus que les 95 000 assistés sociaux dénombrés en 2000.

Les assistés sociaux célibataires ontariens recevraient 663 $ par mois en 1993. Si l’on avait tenu compte de l’inflation annuelle depuis 1993, ce montant serait maintenant de 944 $ par mois. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé.

En décembre 2012, un assisté social célibataire ontarien recevra 606 $ par mois. Il devra consacrer 230 $ (selon la réglementation) à des besoins élémentaires – nourriture, vêtement et besoins personnels – et 376 $ au logement. Or, un panier d’épicerie nutritif, pour lequel il faut prévoir des installations de stockage et des appareils de congélation, de réfrigération et de cuisson sûrs, écoénergétiques et abordables, coûte au moins 270 $ par mois. Que dire aussi des coûts du logement?

Il faudrait majorer de 56 % le montant des prestations pour atteindre l’équivalent de ce qui était versé en 1993. Quel autre groupe de Canadiens a vu son revenu baisser de 56 % depuis 19 ans? Pas les concierges, et encore moins les joueurs de baseball. Voilà une bonne indication de l’inégalité croissante qui frappe le groupe des 1 % de personnes qui ont les revenus les plus bas.

On invoque souvent l’argument de l’incitation au travail pour justifier des prestations d’assistance sociale peu élevées. En 1993, les prestations versées à un célibataire étaient égales à 60 % du salaire minimum d’un travailleur à temps plein (6,35 $ l’heure). Cette proportion est maintenant de 36 %, avec un salaire minimum de 10,25 $ l’heure. Comme je l’ai mentionné, le nombre d’assistés sociaux célibataires a augmenté de 65 %. De toute évidence, l’incitation financière est inefficace.

Pour poursuivre dans la veine de la proportionnalité des revenus, nous pourrions ajouter qu’il faut 47 000 assistés sociaux pour obtenir un salaire annuel équivalent à celui de Tim Cook. Or, comme nous l’avons vu, la plupart des gens sont incapables de comprendre cette comparaison entre un dirigeant d’entreprise et un assisté social. Il serait sans doute plus convaincant, sinon plus étonnant, d’énoncer le problème en ces termes : la prestation d’assistance sociale versée à un célibataire correspond aujourd’hui à 36 % du salaire minimum pour un travail à temps plein, soit la même proportion qu’en 1937, au sommet de la Grande Crise, quand on a commencé à adopter des lois sur le salaire minimum.

Nous savons quand cette glissade a commencé. En 1995, le gouvernement Harris a réduit de 21,6 %, à 520 $ par mois, le montant versé aux assistés sociaux célibataires. Ce montant n’a pas bougé pendant les huit années suivantes. Le gouvernement McGuinty, qui en avait hérité, l’a majoré à plusieurs reprises, pour une hausse globale de 16,5 %.

Le montant mensuel actuel de 606 $ – en termes réels – correspond à 115 $ de moins par mois que le montant fixé après la réduction de 21,6 % imposée par le gouvernement Harris.

Pendant les années 1960, le danseur de limbo se demandait toujours jusqu’où il pouvait descendre. En Ontario, la réponse semble être de continuer, pour voir jusqu’où on peut aller.

Ce manque d’égard ne reflète pas seulement une mauvaise politique sociale. Il a pour effet de maintenir un grand nombre de pauvres dans un dénuement virtuel, avec peu d’espoir de s’en sortir. Il y a moyen de faire mieux.

Ancien analyste de politique sociale au gouvernement de l’Ontario, John Stapleton dirige maintenant un petit cabinet-conseil en politique sociale de Toronto et a publié plus de 60 études, rapports et analyses.