Passer la cuillère en argent : Piketty et la mobilité intergénérationnelle du premier centile

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Le livre de Thomas Piketty (« Le Capital au 21è siècle ») a déclenché une avalanche de recensions de son livre (notamment ici-même, par Mel Watkins) ainsi que de nombreuses critiques de ses résultats et des politiques qu’il prône dans son livre. Un des résultats majeurs obtenus par Piketty et ses collaborateurs est que les inégalités de revenus ont crû depuis une trentaine d’années. Ceci est particulièrement vrai aux États-Unis, mais cette tendance à la hausse des inégalités s’observe aussi ailleurs, notamment au Canada et au Québec, comme le révèlent les travaux de Mike Veall et ceux de l’IRIS.

Les travaux de Piketty et de Veall font notamment état de l’augmentation de la part des revenus accaparés par le premier centile (le 1%). Ainsi, au Canada, entre 1982 et 2007, la part des revenus courants (avant impôts) du premier centile est passée de 7,9% à 13,8%. En tenant compte des gains en capital, le premier centile accaparait 8,3% des revenus en 1982 et 15,3% des revenus en 2007.

Certains économistes, critiques de Piketty, prétendent cependant que ces chiffres sont trompeurs. Ils soutiennent, à juste titre d’ailleurs, que les individus qui constituent le premier centile changent d’une année sur l’autre. Mais ils en concluent, à tort comme nous le verrons, que la croissance des inégalités dénoncée par Piketty ou Veall n’est qu’une illusion statistique. Leur argument est basé sur l’hypothèse que les revenus des hauts salariés, notamment les revenus des hauts dirigeants d’entreprise, sont beaucoup plus variables qu’autrefois, en raison de la présence accrue de rémunérations basées sur l’octroi d’actions et d’options sur titres. À cause de ceci, la composition du premier centile serait plus variable aujourd’hui que dans les années 1950 ou le début des années 1980.

Cet argument a récemment été repris par Pierre Chaigneau, chercheur associé à l’Institut économique de Montréal et professeur de finance à HEC. Dans un article du journal Le Devoir daté du 18 juillet celui-ci soutient que « la croissance des inégalités dénoncée par Piketty pourrait simplement refléter le fait que les revenus sont plus variables d'une année à l'autre, surtout pour les revenus élevés, et non l'augmentation des écarts de revenus entre individus » car, pense-t-il, la composition des personnes qui constituent le 1% le plus rémunéré varie davantage qu’autrefois.

L’argumentaire de Chaigneau et de certains commentateurs américains est-il valable, ou n’est-ce qu’un artifice purement théorique et idéologique, qui n’a aucun fondement empirique? Il est possible de le vérifier, à tout le moins dans le cas canadien, sur la base de données provenant de la même source que les données utilisées par Veall.

Ucommuniqué de Statistique Canada, daté du 28 janvier 2013 examine en effet la persistance du premier centile. Les chercheurs de Statistique Canada concluent « qu’au fil du temps, les déclarants du palier supérieur de 1 % sont devenus plus susceptibles de rester dans ce groupe ». Leur étude révèle que si seulement 67% des déclarants situés dans le 1% supérieur en 1983 avaient réussi le même exploit l’année précédente, cette proportion grimpait à 72% en 2010. De plus, 44% des déclarants situés dans le 1% supérieur en 1987 l’étaient aussi cinq ans auparavant (en 1982), tandis que 53% des déclarants situés dans le 1% supérieur en 2010 l’étaient aussi cinq ans plus tôt. 

La tendance est similaire pour les individus faisant partie du 0,1% supérieur, malgré la présence généralisée des boni de performance dans les décennies les plus récentes, comme Veall le révèle lui-même.

Ainsi, non seulement les inégalités de revenus sont grandissantes au Canada, mais en plus les gens les mieux rémunérés ont davantage tendance à conserver leur place dans le haut de l’échelle que dans les années 1980. 

On peut présumer que la situation est probablement pire aux États-Unis, car comme le montre les travaux de Miles Corak, la mobilité intergénérationnelle du décile supérieur est bien plus faible aux États-Unis qu’elle ne l’ait au Canada.  

Photo: Sue_Gardner. Utilisée sous une licence Creative Commons BY-SA 3.0.