Une loi sur l’équilibre budgétaire: une très mauvaise idée

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Dans son discours du trône du 16 octobre 2013, le gouvernement fédéral a mis de l’avant la proposition suivante:

Notre gouvernement enchâssera dans la loi la démarche qu’il a entreprise avec prudence et succès. Notre gouvernement déposera un projet de loi sur l’équilibre budgétaire. Celui-ci exigera l’adoption de budgets équilibrés en temps normal et fixera un calendrier précis pour le retour à l’équilibre budgétaire en cas de crise économique. 

Cette proposition, plutôt vague, n’a été relevée que par très peu de commentateurs lors de la présentation du discours du trône. Cependant, le Bureau du directeur parlementaire du budget a tout de même jugé que le sujet était suffisamment important pour faire une étude assez exhaustive des coûts et avantages d’une telle loi sur l’équilibre budgétaire du gouvernement fédéral. L’étude, publiée le 22 septembre 2014, a été mentionnée dans les médias, qui en ont essentiellement retenu que le Bureau avait un avis plutôt mitigé, pour ne pas dire défavorable, sur la question. En effet, le Bureau met de l’avant plusieurs effets nuisibles qu’une telle loi pourrait entraîner. Outre l’adoption d’une comptabilité publique créatrice dans les cas où un gouvernement ne pourrait répondre aux exigences de la loi, deux effets seraient particulièrement néfastes pour l’économie canadienne. 

D’abord, comme on l’a vu dans le passé, notamment en 1995 lorsque le ministre des Finances, Paul Martin, prétextant la crainte d’une intervention du FMI et la décote de la dette canadienne par les institutions de notation (les mêmes qui par la suite décernaient du AAA à tour de bras aux titres adossés à des actifs hypothécaires), le gouvernement fédéral serait tenté de pelleter son déficit dans la cour des provinces. Ceci a eu et aurait des conséquences désastreuses pour les programmes de santé et d’éducation ainsi que des nombreux programmes sociaux qui sont de la responsabilité des provinces.

Ensuite, dans le cadre d’une fédération ou d’une confédération, c’est le gouvernement central qui est responsable de la politique de stabilité économique. Le gouvernement central dispose d’un atout qui lui est unique : grâce à la monnaie qu’elle émet elle-même, la banque centrale peut acheter une quantité illimitée de titres émis par le gouvernement central, alors que par convention elle n’achète pas de titres émis par les provinces ou les gouvernements régionaux. Les spéculateurs le savent, si bien que le gouvernement central dispose d’une marge de manœuvre sans commune mesure avec celles des provinces, les marchés financiers ayant conscience qu’un gouvernement central émettant ses titres dans sa monnaie nationale ne peut faire défaut.

Ceci explique que les taux d’intérêt au Japon et aux États-Unis sont restés bas depuis la crise de 2008, malgré des taux d’endettement public très élevés et la décote que leur ont infligée les agences de notation, tandis que plusieurs pays de la zone euro devaient subir des taux d’intérêt élevés, la Banque centrale européenne s’étant trop longtemps refusée par convention à acheter de la dette souveraine. Autrement dit, si on peut comprendre que les provinces se donnent un cadre régissant leurs déficits budgétaires afin de faire bonne figure auprès des marchés financiers, ce cadre est parfaitement inutile dans le cas du gouvernement canadien.  Lorsque l’économie ralentit ou plonge en récession, c’est avant tout le gouvernement fédéral qui doit soutenir la demande globale, l’emploi et les profits des entreprises. Et ceci ne peut se faire que s’il accepte de gérer d’importants déficits.  

Le Bureau du directeur parlementaire du budget, qui est sensible à ces arguments, conclut donc qu’une telle loi, si elle était mise de l’avant, devrait être souple:

Elle devrait permettre le financement déficitaire non seulement en période de crise, mais aussi, préventivement, lors des ralentissements plus légers. Tant l’exercice des stabilisateurs automatiques de la politique budgétaire que le recours aux dépenses de stimulation discrétionnaires devraient alors être permis, même s’ils creusent un déficit

On se demande alors pourquoi on devrait se donner la peine de rédiger une telle loi. Qui et comment déciderait-on si l’économie canadienne est en période de ralentissement, léger ou non, et donc éligible à un budget fédéral déficit?

Mais il y a plus.

Le Bureau indique qu’il pourrait exister certains avantages à avoir une loi sur l’équilibre budgétaire au niveau fédéral. Le Bureau mentionne que les mesures d’austérité seraient plus facilement acceptées si les ajustements étaient forcés par la loi, ce qui ne semble pas une raison très valable. L’équité intergénérationnelle est aussi invoquée, mais là encore on se demande pourquoi la réduction des dépenses pour la santé, l’éducation ou l’environnement contribuerait au bonheur de nos enfants. Les deux derniers arguments en faveur de la loi sont que la réduction des déficits permettrait de bénéficier de taux d’intérêt plus bas et qu’elle permettrait d’accroître l’épargne nationale et l’investissement et donc le taux de croissance de l’économie canadienne.

Cependant, comme le reconnait le Bureau et comme on l’a déjà souligné ci-haut, la relation entre déficit gouvernemental ou dette publique et les taux d’intérêt est plus qu’incertaine, de nombreuses études empiriques n’ayant trouvé aucune relation.  C’est que les taux d’intérêt dépendent des politiques monétaires poursuivies par la Banque du Canada, lorsque celle-ci fixe son taux directeur. Quant aux taux à plus long terme, ils dépendent des taux directeurs que les marchés financiers anticipent pour les périodes futures.

Pour ce qui est de la relation entre déficit public et épargne nationale, le Bureau admet qu’un déficit public aura un effet favorable à court terme sur l’économie, comme l’affirment les économistes keynésiens, mais que cet effet sera négatif à long terme. C’est là à mon avis la partie la plus faible de l’argumentaire du Bureau, car il repose sur la théorie des fonds prêtables, qui postulent que si les gouvernements doivent emprunter, alors il restera moins de fonds disponibles pour le secteur privé. Ce raisonnement, antérieur à la Théorie générale de Keynes de 1936 et connu sous le nom du ‘point de vue du Trésor’, postule que si l’économie nationale épargne davantage alors l’investissement des entreprises sera plus élevé et la croissance économique sera plus forte.

Le contre-argument de Keynes est que si chacun d’entre nous épargne davantage, ou si le gouvernement dépense moins, alors les fonds épargnés serviront à éponger les pertes que feront les entreprises, puisque leurs ventes baisseront; ils ne serviront en rien à augmenter les dépenses d’investissement du secteur privé. Penser que des politiques d’austérité ou qu’un budget public équilibré vont renforcer la confiance des entrepreneurs, c’est croire à la fée de la confiance, comme le dit si bien Paul Krugman. Le Bureau note que l’épargne nationale est souvent faible quand le gouvernement enregistre de substantiels déficits. Il prétend alors que ‘si une obligation d’équilibre budgétaire avait existé pendant les années 1980 et 1990, le stock de capital productif privé et public aurait été plus élevé durant les années 2000, toutes choses étant égales’. Il faut plutôt lire la causalité inverse. Lorsque les ménages restreignent leur consommation et leurs investissements résidentiels, à cause par exemple des taux d’intérêt élevés imposés par la Banque du Canada ou à cause de la chute de nos exportations vers les États-Unis, l’activité économique ralentit, ce qui cause les déficits des gouvernements.  

Il n’existe donc aucune bonne raison de légiférer l’adoption de budgets équilibrés pour le gouvernement canadien. Une loi sur l’équilibre budgétaire est une très mauvaise idée.  À terme, elle aurait  des effets catastrophiques sur l’économie canadienne.

Marc Lavoie est professeur au Département de science économique à l'Université d'Ottawa.
 
Photo: MODUtilisée sous une licence Creative Commons BY-2.0.