La social-démocratie est-elle bonne pour l’environnement ?

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Le nouveau projet de l’Institut Broadbent,Changeons la donne, propose un regard critique sur l’histoire de la social-démocratie au Canada et fait un retour sur les réussites et les défis du mouvement afin de mieux préparer l’avenir. Ce billet fait partie d’une série de réflexions qui ont pour but de revoir et renouveler la social-démocratie au Canada.

 


Comme l’ancien secrétaire-général des Nations Unies Ban Ki-moon l’a constaté, nous n’avons pas de planète B. Bien que fondamentales, les conquêtes sociales auraient peu de sens si on ne prend pas soin de notre environnement. Fille de la révolution industrielle, la social-démocratie n’a que partiellement répondu aux revendications écologistes, négligeant de les intégrer dans la lutte aux inégalités socio-économiques. Si l’évolution de la pensée politique et des clivages électoraux a permis de rapprocher ces préoccupations, la question demeure de savoir si une politique sociale-démocrate peut, en soi, répondre aux défis environnementaux.

 

La théorie socialiste et l’environnement

Au 19e siècle, l’agenda environnemental n’existe pas et la cheminée d’usine est l’incarnation du progrès socio-économique. Dès lors, il n’est pas étonnant que ni le mouvement réformiste ni le mouvement révolutionnaire n’ait porté attention à l’état de la planète. Karl Marx lui-même ne s’intéresse guère à la question, sinon pour saluer l’industrialisation qui consacre la domination de la nature par l’homme. La préoccupation pour la nature s’exprime alors davantage chez les conservateurs ou des libertaires comme Henry David Thoreau.

Développée à l’extérieur de la tradition social-démocrate, la pensée écologiste émerge en marge de la pensée radicale et libertaire dans les années 1970. L’écologie politique d’André Gorz ou de Murray Bookchin met le marxisme et le libéralisme dos à dos en rejetant leur logique productiviste. Un rapprochement se dessine alors avec la gauche auto-gestionnaire, qui influencera autant les partis verts que socialistes. Aujourd’hui, des auteurs comme Eloi Laurent développent une réflexion sur la « social-écologie » portant sur le rapport réciproque entre enjeux sociaux et écologiques : comment les facteurs socio-économiques contribuent-ils à la dégradation environnementale et comment cette dernière affecte-t-elle les questions sociales ? Pour répondre à ces questions, il convient de se pencher sur les institutions et les rapports de force.

 

Les régimes sociaux-démocrates et l’environnement

Marqué par la domination des partis sociaux-démocrates et de leurs alliés sur plusieurs décennies, les États nordiques sont souvent qualifiés de « régimes sociaux-démocrates ». L’institutionnalisation poussée de la concertation sociale et de la solidarité économique ainsi que la qualité et l’universalisme des services publics les distinguent des États-providences moins redistributifs que sont les régimes « conservateurs » de l’Europe continentale et « libéraux » du monde anglo-saxon.

Ces régimes sociaux-démocrates sont-ils favorables à l’environnement ? Certains postulent qu’ils sont plus aptes à répondre aux problèmes environnementaux et auraient à cet égard de meilleures performances. Jusqu’à maintenant, il n’a cependant pas été possible de confirmer de façon empirique l’hypothèse d’un impact direct de la social-démocratie. L’observation que les pays nordiques ont des politiques environnementales plus performantes, et ce à un niveau de développement économique équivalent, pourrait s’expliquer par d’autres facteurs comme la forte homogénéité culturelle, la concentration géographique ou même le protestantisme. Par ailleurs, les États sociaux-démocrates ont des empreintes écologiques au moins aussi élevées que d’autres pays industrialisés.

Pourtant, certaines caractéristiques propres aux régimes sociaux-démocrates pourraient a priori contribuer à la protection environnementale. L’État-providence et l’État environnemental ont, selon James Meadowcroft, pour objectif commun d’atténuer les externalités négatives du marché – sociales dans le premier cas et environnementales dans le second. Pour cette raison, ces deux types d’État sont naturellement portés à l’interventionnisme. Dans les « mondes de l’État-providence », ce sont les régimes sociaux-démocrates qui ont développé les instruments les plus avancés, visant ce que Gosta Esping-Andersen appelle la « démarchandisation », c’est-à-dire la création d’un contexte institutionnel qui diminue notre dépendance au marché. Si les régimes sociaux-démocrates ne rejettent pas le capitalisme, ils ont ainsi créé des instruments qui permettent en principe de mettre l’environnement, comme les citoyens, à l’abri d’une logique strictement marchande.

 

Les partis sociaux-démocrates et l’environnement

Comme il est peu probable que des pays comme le Canada se dotent d’un « État-environnemental social-démocrate » au cours des prochaines années, il n’est pas inutile de se demander si l’existence de partis sociaux-démocrates permet l’adoption de politiques environnementales plus ambitieuses et ce dans n’importe quel type de régime. À cette question, la littérature scientifique suggère que, si l’arrivée de sociaux-démocrates au pouvoir n’a que peu d’effets, leur force électorale sur le long terme augmente quand même la performance environnementale d’un pays. Notons toutefois que ces effets sont moins significatifs que la force électorale des partis verts.

La réconciliation des partis sociaux-démocrates avec la nature s’inscrit dans l’évolution de leur électorat au cours des 50 dernières années. La montée des valeurs post-matérialistes, dont l’environnement est une dimension-clé, a créé un nouvel clivage politique que Herbert Kitschelt appelle « GAL-TAN ». L’axe de ce clivage est structuré autour de deux pôles : le pôle « Green-Alternative-Libertarian » et le pôle « Traditionalist-Authoritarian-Nationalist ». Aux questions de redistribution économique se sont ajoutées celles des « formes de vie ».

Sur cet axe qui, de manière schématique, oppose les partis verts et écosocialistes à la droite radicale, les valeurs de la social-démocratie se trouvent plus près du GAL que du TAN. Mais, aujourd’hui, les partis sociaux-démocrates, écartelé entre les tendances libertariennes et traditionnalistes, peinent à conserver leur électorat. En particulier, la population urbaine et scolarisée est devenue un des piliers de l’écologisme au moment même où une partie de l’électorat populaire est tentée par le populisme de droite.

Ceci pose la question d’une possible « coalition social-écologiste». Au tournant des années 2000, la « gauche plurielle » en France et la « coalition rouge-verte » en Allemagne ont incarné une convergence entre la gauche traditionnelle et le mouvement écologiste. Celle-ci se réalise pour la première fois dans l’histoire canadienne en Colombie-Britannique, avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement néo-démocrate soutenu par les Verts. Par rapport aux expériences européennes, cette collaboration est porteuse d’innovation puisqu’elle se déploie à la fois dans un État-providence « libéral » et dans un système de Westminster. À suivre.

 

Vers un Etat social-environnemental ?

Si l’environnement n’est pas à l’origine de la social-démocratie, peu de forces intellectuelles ou politiques sont mieux disposées à son égard. Cherchant à marier la croissance économique et la qualité de vie, les sociaux-démocrates sont bien placés pour promouvoir un développement durable qui soit protecteur sur le plan environnemental mais progressiste sur le plan social. Au-delà des pétitions de principe, est-il possible d’imaginer que les sociaux-démocrates réussissent à façonner l’ « État environnemental» du 21e siècle de la même manière qu’ils sont créé l’État-providence du 20e ?

Jusqu’à maintenant, les sociaux-démocrates ont abordé l’environnement en parallèle de leurs préoccupations traditionnelles pour l’égalité, cherchant à rejoindre un électorat nouveau mais parfois au détriment de leur électorat traditionnel. Ainsi, l’alliance entre sociaux-démocrates et écologistes peut parfois paraître plus circonstancielle que réellement sentie.

Une dimension souvent négligée des problèmes environnementaux réside pourtant dans leur impact concret sur les inégalités sociales. On sait que les dégradations environnementales, y compris l’impact des changements climatiques, affectent davantage les pays du Sud. Mais même dans les pays riches, elles touchent davantage les quartiers pauvres, traversés d’autoroutes et moins bien pourvus en espaces verts, que les nantis. De la même manière, les industries polluantes tendent à être concentrées dans les espaces défavorisés. Sans nier la tension réelle entre la résolution de problèmes environnementaux sur le long terme et la mise en place de solutions économiques rapides, par exemple pour lutter contre le chômage, il existe un espace politique au sein duquel l’électorat populaire peut être mobilisé autour d’une approche des problèmes environnementaux qui conjugue justice environnementale et justice sociale. C’est ce qu’on pourrait appeler une politique social-environnementale. 

 

Maya Jegen est Vice-doyenne à la recherche et professeur en politiques de l’environnement à la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM. Frédéric Mérand est directeur du CÉRIUM.