La Charte des valeurs québécoises et la politique

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Bon nombre d’observateurs de la scène politique québécoise ont rapidement conclu que la Charte des valeurs québécoises qu’entend proposer bientôt le gouvernement Marois participe d’abord et avant tout de calculs électoralistes. Alors qu’une solide majorité de Québécois semble appuyer l’initiative, soutiennent-ils, le PQ s’imagine pouvoir profiter de ce resserrement de la fibre identitaire et voguer vers des gains électoraux plus substantiels et moins équivoques que ceux qui le confinent présentement au statut de gouvernement minoritaire.

À la lumière surtout des derniers sondages favorables au gouvernement, il peut être tentant d’abonder dans le même sens. Mais l’analyse est un peu courte. Ne voir dans le projet de Charte des valeurs québécoises que simple manœuvre politicienne, c’est faire l’économie douteuse d’une réflexion plus approfondie sur la dynamique sociétale qui amène l’élite politique et de larges pans de la société québécoise à penser qu’il est urgent dans le contexte actuel de préciser et d’affirmer de manière impérieuse les paramètres du vivre ensemble. Le PQ ne procède pas ici inopinément. L’idée d’une Charte des valeurs québécoises était dans les cartons du parti depuis un certain nombre d’années. On la retrouve en germe dans les projets de loi sur l’identité québécoise et sur la citoyenneté qu’il proposa à l’Assemblée nationale au plus fort de la controverse sur les accommodements raisonnables en 2007. Rappelons, par ailleurs, que le rapport de la Commission Bouchard-Taylor recommandait que l’État québécois se donne des balises claires en matière de laïcité et proposait l’imposition de restrictions à certaines catégories d’employés de l’État quant au port de signes religieux ostentatoires. Enfin, le projet de loi 94 mis de l’avant par le gouvernement Charest en 2010, qui aurait interdit aux employés et usagers des services de l’État de se couvrir le visage (excluant de fait les citoyennes musulmanes portant niqab ou burka), participait du même esprit qui semble animer aujourd’hui le projet de Charte des valeurs québécoises.

Bref, la démarche du gouvernement Marois n’est pas sans antécédent et on ne saurait la résumer à de simples visées électoralistes. Elle se rattache à un phénomène plus large : elle poursuit plutôt une volonté étatique bien ancrée de repenser le modus vivendi des rapports entre majorité et minorités ethnoculturelles. Cette volonté n’est pas sans faire écho aux velléités de la majorité et s’inscrit en fait dans une vague de fond qui amène depuis une dizaine d’années la plupart des sociétés libérales démocratiques occidentales à reconsidérer leur adhésion aux impératifs du pluralisme ethnoculturel et surtout à signifier en termes non équivoques aux porteurs de différence normative, religieuse ou culturelle que bien que leur différence soit tolérée, elle ne doit en aucun cas porter ombrage aux vœux, valeurs et traditions par lesquelles les groupes dominants définissent la nation et le contenu de la citoyenneté. N’en déplaise à une certaine presse canadienne anglaise trop heureuse de pointer les Québécois et leur ethnocentrisme présumé d’un doigt réprobateur dès que surgit dans la province l’ombre d’une controverse identitaire, le Québec ne fait pas cavalier seul en la matière. En avril dernier, le gouvernement Harper publiait un manuel destiné aux immigrants dont certains passages ne sont pas sans rappeler les injonctions du tristement célèbre code de vie d’Hérouxville qui a été tant décrié. Un sondage récent de Forum Research révélait que presque la moitié des Canadiens hors Québec, 4 sur 10, appuieraient le projet de Charte du gouvernement Marois. Que dire enfin de pays comme la France ou la Belgique qui se sont doté au cours des dernières années de législations autrement plus musclées que ce que propose la Charte des valeurs québécoises pour rappeler aux porteurs de différences religieuses ou ethnoculturelles que leur différence n’a pas droit de cité si elle heurte les sensibilités des tenants de la norme dominante?

A vrai dire, la question qui se pose n’est pas tant de savoir quelles manigances politique cache le projet de Charte des valeurs québécoises, mais bien ce qui pousse le Québec, à l’instar d’autres démocraties libérales occidentales, à penser qu’il est maintenant nécessaire de décréter de manière péremptoire et non équivoque des paramètres stricts d’interaction sociale et institutionnelle supposés refléter l’essence collective de la nation. Pourquoi un État et une société qui, depuis près de quarante ans, se targuent d’ouverture à l’altérité, encouragent la diversité ethnoculturelle et ont su institutionnaliser à travers diverses chartes, lois et règlements des pratiques destinées à protéger la souveraineté des individus et à respecter leur liberté d’expression et de pensée ainsi que les choix normatifs et idéologiques qui peuvent en découler s’apprêtent-ils sans sourciller à circonscrire désormais cette même liberté et ces mêmes choix? Pourquoi le pluralisme identitaire qu’ils ont volontiers favorisé toutes ces années durant leur apparaît-il aujourd’hui comme une menace aux fondements existentiels de la communauté politique, au point de songer à limiter – rompant ainsi avec les préceptes démocratiques qui les guident depuis longtemps – la participation à la Cité de tous ceux et celles qui se revendiquent d’identités particulières contrastant avec celle de la majorité?

Ce type de questionnement commande une analyse plus hardie de la réalité; une analyse à laquelle peu d’entre nous sont portés à se livrer d’emblée, car elle enjoint de reconnaître qu’il n’est pas de l’intention de l’État libéral, contrairement à ce qu’il prétend, de protéger indistinctement toutes les souverainetés individuelles, mais qu’il œuvre plutôt au bénéfice des personnes qui intègrent et se réclament de la culture dominante. L’État libéral n’admet la différence que dans la mesure où il peut en contenir les manifestations, les diluer ou les adapter aux exigences normatives de la majorité. Mais pour la plupart des gens installés dans le confort du statut de groupe dominant, convenir de cela n’est pas aisé. Cela implique, à terme, concéder qu’ils jouissent d’une position de pouvoir, qu’ils profitent d’institutions qui leur permettent de trôner au sommet d’une hiérarchie sociale qui s’est accomplie historiquement à coups de dynamiques de domination qui ont joué et jouent encore à leur avantage, c’est-à-dire à coups de processus délibérés, mais moralement répréhensibles de racisation, d’exclusion, de subalternisation, voire d’effacement, justifiés par des dispositifs idéologiques et disciplinaires qui n’ont eu de cesse, hier comme aujourd’hui, de proclamer la supériorité morale et civilisatrice de l’Occident blanc et judéo-chrétien devant la barbarie de tout ce qui ne s’inscrit pas dans son giron.

Pareille perspective qui campe la plupart d’entre nous dans le rôle de potentat oppresseur paraîtra outrancière : nous ne nous reconnaissons généralement aucune responsabilité directe dans ces dynamiques de domination tant leur enchâssement systémique dans le tissu de nos sociétés nous dépasse. Nous nous réclamons plutôt de valeurs prétendument universelles et humanistes qui, pensons-nous, vont de soi; nous faisons comme si la gestion de la diversité ethnoculturelle et des différences normatives au sein de nos sociétés n’était qu’affaire de bonne volonté et d’ajustement des mentalités dans un environnement politiquement neutre et parfaitement égalitaire. Et pourtant, de la spoliation des territoires autochtones et de la déculturation des peuples qui les habitaient à la surexploitation des ressources humaines et économiques des pays d’où proviennent aujourd’hui ces immigrants que l’on veut mieux « encadrer », en passant par toute la gamme des pratiques coloniales et impérialistes qui ont systématiquement dévalorisé et diabolisé les cultures de l’altérité dans l’imaginaire occidental, les majorités blanches et «eurodescendantes» sont tributaires de ces dynamiques de pouvoir assez peu reluisantes, qu’elles en soient directement responsables ou non. La fiction démocratique avec laquelle nous les drapons n’a nulle autre fonction que de nous dédouaner des effets délétères qu’elles entraînent pour les groupes racisés et minoritaires. Que cela nous plaise ou non, la gestion de la diversité ethnoculturelle et des différences normatives dans l’espace public est d’abord et avant tout affaire de pouvoir.

Reste à voir, bien sûr, ce que sera le contenu exact de la Charte annoncée des valeurs québécoises. Même si elle devait s’avérer mièvre et édulcorée, le seul fait d’en envisager sérieusement la conception et la mise en place témoigne de la volonté de réaffirmer le pouvoir social de la majorité et de rappeler aux membres des minorités ethnoculturelles et racisées qui est le véritable maître du jeu. La raison de cette volonté repose sur un certain nombre de facteurs qui incluent pêle-mêle la montée des fondamentalismes religieux, l’affirmationisme des cultures minoritaires, les discours critiques à l’égard du libéralisme, et qui se conjuguent pour créer chez la majorité un sentiment de vulnérabilité, l’impression que les fondements de son pouvoir sont menacés et qu’il faille y parer sans attendre. Oui, il y a sans doute de la petite politique dans le projet de Charte des valeurs québécoises, mais là n’est pas le nœud de l’affaire. La controverse des accommodements raisonnables posait implicitement une question à laquelle on ne s’est guère attardé : à quel type de démocratie aspirons-nous vraiment? Une démocratie empreinte d’ouverture qui limite l’emprise des groupes dominants sur l’ensemble de la société ou une démocratie de façade qui sache ne pas altérer la configuration actuelle des rapports de pouvoir? Le gouvernement Marois se prépare à nous souffler la réponse.

Que l’on ne s’y trompe pas : la Charte des valeurs québécoises constituera un recul par rapport au pluralisme identitaire et culturel qui a progressivement marqué la société québécoise au cours des dernières décennies. Dès lors que l’on s’avise de codifier les interactions sociales et les modalités de la présence des citoyens dans la sphère publique en fonction de valeurs prédéterminées, immuables et à toute fin pratique non négociables, on n’est plus dans le registre de la démocratie ouverte.

Ayons au moins l’honnêteté de le reconnaître.

Image : mateeas. Utilisée sous une licence Creative Commons BY-SA 2.0.