Les Immigrants Noirs

Lors l’été 2017, l’arrivée de demandeurs d’asile, principalement haïtiens, à la frontière canado-américaine a causé bien des remous au Québec. La perception d’arrivée « massive » est alimentée par les médias. Puis, l’Agence des services frontaliers a ajouté aux craintes d’«invasion» en choisissant le stade olympique de Montréal comme lieu d’hébergement temporaire. Le symbole était fort.

Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada affirmait alors que 50 % des ressortissants haïtiens qui demandaient à être acceptés comme réfugiés avaient obtenu gain de cause lors de l’année précédente. En réponse au mouvement populiste anti-immigration qui monte en force, Ottawa change sa stratégie de communication.

À la fin de l’été, le Gouvernement Trudeau envoie ses députés Pablo Rodriguez et Emmanuel Dubourg en mission aux États-Unis, dans le but explicite de décourager la venue des Haïtiens qui y résident. On trouve de nouveaux chiffres à partir d’un petit échantillon de données peu représentatif, puis on déclare à qui veut l’entendre, de New York à Miami, que seulement 10 % des demandeurs d’asile obtiendront gain de cause s’ils tentent leur chance au Canada.

À la fin de 2017, on constate que seuls 22 % des dossiers haïtiens ont été acceptés comme réfugiés. Pour 2018, 25 % des candidatures sont retenues. En ce début d’année 2019, des observateurs s’inquiètent que les familles reçues soient encore plus rares.

Alors que la situation en Haïti fait tout sauf s’améliorer, il est difficile de voir dans cette fermeture progressive de nos frontières comme particulièrement rationnelle. Un jour, le gouvernement a décidé de communiquer que la proportion de demandeurs acceptés était basse, et progressivement, ces chiffres se sont rapprochés de plus en plus de la vérité.

Comment la prophétie a-t-elle pu s’auto-réaliser? Depuis la « crise » de 2017, les organisateurs communautaires qui viennent en aide aux demandeurs d’asile dénoncent surtout la difficulté d’accès à des avocats compétents en droit de l’immigration, et dans les délais prescrits. Les dossiers sont souvent bâclés, et les familles mal informées du processus qui les attend. L’Agence des services frontaliers retient des gens en détention sans motifs apparents. Des parents sont séparés de leurs enfants avec la complicité de la Direction de la Protection de la jeunesse, tandis que d’autres sont déportés avant d’avoir épuisé les recours possibles.

Les demandeurs d’asile sont de plus en plus traités comme des criminels, et ce dans l’indifférence d’un public convaincu que de telles réalités ne peuvent qu’être américaines. 

La situation est tout aussi complexe pour les Noirs et les personnes racisés qui voudraient venir au Québec comme immigrants économiques. Le premier ministre François Legault a d’ailleurs déclaré en janvier dernier, alors qu’il était de passage à Paris, qu’il souhaitait augmenter le nombre d’immigrants français et européens au Québec. Selon lui, il y aurait au Québec beaucoup trop de nouveaux arrivants « pas qualifiés » ou ne parlant pas français. 

La majorité des francophones du monde sont africains, et il n’existe bien sûr pas de corrélation entre la compétence et le continent d’origine. Il serait donc difficile d’interpréter la vision politique de Legault autrement qu’à l’aune de préjugés et d’idées reçues – conscientes ou non – qui ont de profondes racines dans l’histoire du pays.

La situation est d’autant plus suspecte que son soudain intérêt pour la venue d’Européens est couplé de mesures anti-immigration qui enchantent les nationalistes ethniques et la droite populiste. En début d’année, son gouvernement a d’ailleurs passé 18 000 dossiers d’immigration en attente à la déchiqueteuse. Comme ça.

Pendant ce temps, Trudeau se fait un plaisir de sermonner Legault sur son agenda politique. Or, on l’a vu, Ottawa répond aussi aux pressions populaires anti-noires— quoique plus subtilement.

Les manœuvres actuelles laissent d’ailleurs un arrière-goût prononcé de déjà-vu. 

En 1911, Wilfrid Laurier avait signé un décret pour interdire formellement l’immigration noire au Canada. Pour des raisons diplomatiques, on évita finalement de nommer son racisme dans la loi. Dans les faits, Immigration Canada a tout de même déployé une vaste campagne de dissuasion ciblant les Noirs américains tentés de traverser la frontière. On paie des docteurs pour faire échouer l’examen médical des aspirants Afro-Canadiens et on répand partout l’idée que nos hivers seraient incompatibles avec la constitution de la race noire.

Aujourd’hui, le Canada se dit ouvert et accueillant tout en sabotant les chances d’admission de certains immigrants. Toutefois, depuis l’ère de Wilfrid Laurier, les tactiques se sont grandement raffinées.

Ni le Canada ni le Québec ne se targuera jamais, explicitement, de ne pas aimer l’immigration noire. Mais il faudra bien, un jour, dénoncer les actions d’un gouvernement pour leurs effets démontrés, plutôt que de prêter foi aux jolies envolées sur l’inclusion et l’ouverture au monde. Si l’on connaissait mieux l’histoire de l’immigration au Canada et le projet politique eurocentré qui l’a sous-tendue, on ne s’étonnerait pas autant devant les injustices actuelles.